Améliorer les compétences et les perspectives d’emploi en Tunisie

Par Robert Grundke et Andrea Goldstein, Département des affaires économiques de l’OCDE

La Tunisie compte parmi les économies de marché émergentes les plus durement touchées par la crise du COVID-19, qui a provoqué la plus forte contraction économique jamais enregistrée, tout en causant un lourd tribut social. Le taux de chômage est monté à 18%, et il est beaucoup plus élevé chez les jeunes (42%). Pourtant, la crise de 2020-21 a simplement aggravé un problème que caractérise l’économie tunisienne depuis des décennies. Le taux de chômage se maintient au-dessus de 12 % depuis les années 90, et il est beaucoup plus élevé pour les jeunes primo-demandeurs d’emploi. La nouvelle Étude économique de la Tunisie montre que ce problème est lié à un large éventail de facteurs structurels qui compliquent l’ajustement de l’offre et de la demande de main-d’œuvre et empêchent donc de parvenir à l’équilibre sur le marché du travail.

Graphique 1. Le taux de chômage reste élevé

Note : Le taux de chômage correspond à la part des chômeurs dans la population active.
Source : Banque mondiale ; Organisation internationale du travail (OIT) ; Institut national de la statistique (INS) ; CEIC ; et base de données des Perspectives économiques de l’OCDE.

Premièrement, les obstacles à l’entrée et à la croissance des entreprises et les barrières au commerce international diminuent le dynamisme du secteur privé et freinent la création d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité. L’insuffisante création d’emploi, associée à la forte augmentation de la population en âge de travailler, a engendré des taux de chômage particulièrement élevés parmi les jeunes. En outre, l’essor de l’accès à l’éducation a permis d’accroître l’offre de main-d’œuvre hautement qualifiée, mais, dans le secteur privé, la majorité des emplois ont été créés dans des activités peu productives et à faible intensité de main-d’œuvre qualifiée. Cela a mené à des taux de chômage plus élevés parmi les diplômés de l’enseignement supérieur et particulièrement chez les femmes, qui représentent environ deux tiers des diplômés de l’enseignement supérieur.

Cependant, les jeunes hommes et femmes peu qualifiés souffrent eux aussi de la faible création d’emploi. Á défaut d’une offre suffisante d’emplois formels, beaucoup de jeunes hommes sans diplôme de l’enseignement supérieur sont forcés d’accepter des postes dans le secteur informel. L’activité informelle a atteint un taux de 47 % de l’emploi total en 2021, et se concentre dans les secteurs de l’agriculture, du BTP, du commerce de gros et de détail, des transports, et de l’hôtellerie et de la restauration. Pour les jeunes femmes peu qualifiées, bien que des raisons culturelles liées à la famille et aux tâches ménagères jouent un rôle important, les difficultés à trouver un emploi formel sont la raison prédominante de leur sortie du marché du travail. Les jeunes femmes non diplômées de l’enseignement supérieur ont un taux d’activité inférieur à 25 %, alors qu’il est d’environ 50 % pour celles qui possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur et de plus de 70 % en moyenne pour les hommes.

Pour renforcer la dynamique des entreprises et l’innovation, ainsi que pour promouvoir la création d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité, il est essentiel de réduire les obstacles réglementaires à l’entrepreneuriat et à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché, d’accroître l’intégration internationale des entreprises locales et d’ajuster les impôts sur le travail. Réduire les autorisations préalables pour opérer sur le marché et investir, abaisser les formalités administratives et simplifier le système fiscal créeraient de nouvelles occasions pour les petites et jeunes entreprises innovantes, augmenteraient la création d’emplois formels et la croissance de la productivité. Cela devrait être accompagné par une réduction des droits de douane et des obstacles non tarifaires au commerce extérieur, car les obstacles à l’importation élevés réduisent la possibilité d’accéder à des intrants et à des biens d’équipement de qualité pour les entreprises axées sur le marché local (onshore) et compliquent l’adoption des nouvelles technologies. En outre, réduire le taux d’imposition de la première tranche de revenu et autoriser une plus grande flexibilité dans la fixation des salaires pour les petites entreprises permettraient de développer le secteur formel.

Deuxièmement, malgré le niveau élevé du chômage, les entreprises sont nombreuses à affirmer de ne pas trouver de main-d’œuvre possédant les compétences recherchées. Ce phénomène s’explique par la faible qualité des systèmes d’enseignement et de formation et leur manque d’adaptabilité aux besoins en compétences du secteur privé. Outre les compétences techniques et professionnelles, de nombreux candidats manquent de compétences non-techniques et de savoir-être (soft skills) fondamentales, comme la communication orale et écrite, les langues étrangères, le travail en équipe et la résolution des problèmes et des conflits. Pour résoudre ce problème, la qualité de l’enseignement et de la formation professionnelle doit s’améliorer. Il faut renforcer la sélection, l’évaluation et la formation des enseignants, avec une attention particulière aux compétences pédagogiques, améliorer les infrastructures dans les écoles, fournir aux élèves un apprentissage de qualité de langues dès le plus jeune âge et mettre davantage l’accent sur les compétences générales et les soft skills. Élargir l’accès à l’éducation préscolaire, en particulier pour les ménages à faible revenu et les familles monoparentales, permettrait de réduire les inégalités des chances. Pour mieux adapter les systèmes d’enseignement et de formation aux besoins en compétences du secteur privé, il faut lier plus étroitement les filières de la formation professionnelle et les programmes universitaires avec la formation en milieu professionnel en améliorant le cadre juridique et en promouvant une participation plus active des entreprises.

Graphique 2. Malgré un chômage élevé, de nombreux postes vacants ne peuvent être pourvus

Note : Les données sur les demandeurs d’emploi actifs et les postes vacants proviennent du système d’information de l’agence publique pour l’emploi (ANETI) et ne comprennent pas les chômeurs qui ne sont pas en recherche active selon cette agence. Si les demandeurs d’emploi ne se sont pas rendus à l’ANETI depuis plus de 2 mois, ils sont automatiquement radiés de la base de données. Les chômeurs passifs correspondent à la différence entre le nombre total de chômeurs indiqué par l’enquête sur la population et l’emploi et le nombre de demandeurs d’emploi actifs inscrits à l’ANETI.
Source : ANETI et enquête nationale sur la population et l’emploi pour la Tunisie.

Troisièmement, la concentration régionale des activités économiques, conjuguée à une faible mobilité inter-régionale, appauvrit l’offre de travail pour les entreprises et aggrave les difficultés de recrutement. Les taux de chômage sont plus élevés dans les gouvernorats de l’intérieur depuis longtemps, ce qui est un signe de mobilité interne relativement faible de la main-d’œuvre. En raison des aides au revenu limitées pour les chômeurs, nombreux d’entre eux dépendent du soutien de leur famille pour le logement et la nourriture, ce qui réduit leur rayon d’action géographique sur le marché du travail. Les normes culturelles renforcent ces obstacles pour les femmes célibataires, car elles rencontrent parfois des difficultés pour voyager et vivre seules loin de leur famille. En outre, les services publics de l’emploi sont faibles en raison des contraintes de capacité significatives et l’information sur les offres et demandes d’emploi au niveau régional n’est pas accessible dans le reste du pays. Comme les services de placement privés se heurtent à des difficultés juridiques pour exercer leurs activités, les chômeurs utilisent surtout leur réseau personnel pour chercher un emploi, ce qui complique l’adéquation entre les offres et les demandes d’emploi.

Pour accroître la mobilité du travail et faire mieux coïncider l’offre et la demande sur le marché du travail, il faut impérativement améliorer les services publics de l’emploi en allouant davantage de ressources aux services de conseil personnalisé, en améliorant la formation des conseillers, en combinant conseil et aide ciblée à la formation et en laissant davantage jouer la concurrence des prestataires privés. Les programmes d’activation du marché du travail doivent cibler mieux les individus qui en ont le plus besoin, et doivent être accompagnés par des évaluations d’impact. Afin de réduire les facteurs incitant les diplômés de l’enseignement supérieur à préférer rester au chômage en attendant de trouver un emploi bien payé dans le secteur public, il faut réduire les écarts de salaires entre l’administration et les entreprises publiques et le secteur privé et ouvrir davantage les procédures de recrutement de la fonction publique à tous les candidats, y compris aux travailleurs expérimentés du secteur privé.

Références

OCDE (2022), Études économiques de l’OCDE : Tunisie 2022, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/69ef3240-fr.