La fragilité de l’économie mondiale exige de toute urgence un effort de coopération

Par Laurence Boone, Cheffe économiste de l’OCDE

Il y a un an, l’OCDE avait
alerté sur le fait que les incertitudes entourant les échanges mondiaux et
l’action publique pouvaient être très préjudiciables à l’économie mondiale et
contribuer à creuser un peu plus encore la fracture entre les citoyens. Un an
plus tard, la dynamique économique mondiale s’est considérablement essoufflée
et la croissance devrait rester en berne, sur fond de persistance des tensions
commerciales. Les échanges et l’investissement ont fortement ralenti, en
particulier en Europe et en Asie. La confiance des entreprises et des
consommateurs s’est émoussée et la production manufacturière s’est contractée.
Face à cette situation, les conditions financières se sont assouplies du fait
que les banques centrales se sont orientées vers des politiques monétaires plus
accommodantes, tandis que la politique budgétaire exerçait un effet de relance
dans un petit nombre de pays. Parallèlement, la faiblesse du chômage et une
légère remontée des salaires dans les grandes économies continuent de soutenir
les revenus et la consommation des ménages. Dans l’ensemble cependant, les
tensions commerciales sont lourdes de conséquences et la croissance mondiale
devrait reculer pour s’établir à seulement 3.2 % cette année, avant
de se réorienter à la hausse pour atteindre 3.4 % en 2020, soit
un chiffre nettement inférieur aux taux de croissance observés ces trente
dernières années, ou même en 2017-18.

Alors que la phase
d’expansion était synchrone il y a dix-huit mois, on a vu apparaître entre les
secteurs et entre les pays des divergences reflétant l’exposition aux tensions
commerciales, la puissance des réponses budgétaires et les incertitudes politiques.
Durement frappé par le relèvement des droits de douane et par l’incertitude en
découlant quant à l’avenir des relations commerciales, le secteur
manufacturier, dans lequel les chaînes de valeur occupent une place
prépondérante, devrait rester peu dynamique. La progression de l’investissement
des entreprises, qui est aussi étroitement liée aux échanges, devrait marquer
le pas et être ramenée à 1 ¾pour cent par an sur la
période 2019‑20, contre 3 ½ pour cent par an environ
en 2017-18. Moins exposé aux soubresauts des échanges, le secteur des
services, qui est à l’origine de la majeure partie des créations d’emplois,
continue en revanche de bien résister. Dans le même temps, on observe un
ralentissement de la croissance dans la plupart des économies avancées, en
particulier dans celles où les échanges et le secteur manufacturier jouent un
rôle important, comme en Allemagne et au Japon où, selon les prévisions, la
croissance du PIB devrait être inférieure à 1 % cette année. Aux États-Unis
en revanche, la dynamique de la croissance a été maintenue grâce au soutien non
négligeable de la politique budgétaire, même si celui-ci tend à s’estomper. Des
divergences sont également apparues entre les économies de marché émergentes,
puisque l’Argentine et le Turquie bataillent pour sortir de la récession tandis
que l’Inde et d’autres économies bénéficient de l’assouplissement des
conditions financières et, dans certains cas, d’un soutien budgétaire ou
quasi-budgétaire.

En outre, l’économie
mondiale demeure largement dépendante d’un soutien continu des politiques
publiques. Dix ans après la crise financière, sur fond d’inflation modérée, les
bilans des banques centrales continuent de s’établir à des niveaux jamais
atteints, les taux d’intérêt, à court et à long terme, sont historiquement bas,
et la dette publique, sauf dans quelques cas, a beaucoup augmenté. À de
rares exceptions près, les économies de marché émergentes ont conservé des
volants de réserves importants. En résumé, les banques centrales ont à peine
normalisé l’orientation de leur politique monétaire et leur soutien demeure
essentiel.

Globalement, en dépit
d’un accompagnement des pouvoirs publics sans précédent au lendemain de la
crise financière mondiale, la reprise n’a pas été suffisamment vigoureuse et
durable pour se traduire par une hausse des salaires et une amélioration des
niveaux de vie. Depuis 2010, le PIB réel par habitant, qui est un
indicateur imparfait du niveau de vie, n’a augmenté que de 1.3 % par
an au niveau de la médiane de l’OCDE. Bien que le chômage soit à son plus bas
niveau depuis près de quarante ans, les salaires réels devraient progresser de
moins de 1.5 % par an sur la période 2019-20, soit moins que les
2 % enregistrés pendant les dix années ayant précédé la crise, dans une
économie moyenne de l’OCDE. En d’autres termes, l’amélioration des niveaux de
vie, dix ans après la crise, a été trop lente pour faire reculer sensiblement
les inégalités, lesquelles s’étaient creusées pendant les deux décennies
d’avant la crise. Pour le ménage médian par exemple, le rythme de progression
du revenu disponible réel a régressé depuis la crise dans les grandes économies
avancées, à l’exception des États-Unis.

L’horizon demeure
sombre et de nombreux risques jettent une ombre menaçante sur la croissance de
l’économie mondiale et le bien-être des citoyens.

  • Premièrement,
    les perspectives de croissance déjà moroses sont exposées à un risque
    d’escalade des tensions commerciales qui pèse tant sur le continent américain
    que sur l’Asie et l’Europe. Les simulations présentées dans le premier chapitre
    de ces Perspectives économiques montrent
    qu’un regain de tensions entre les États-Unis et la Chine pourrait éroder de
    plus de 0.6 % le PIB mondial en l’espace de deux à trois ans.
  • Deuxièmement,
    le secteur manufacturier et celui des services ne sont pas cloisonnés. Si, dans
    les services, l’activité a gardé son dynamisme, jouant un rôle d’amortisseur,
    il est peu probable qu’elle reste encore longtemps découplée de celle du
    secteur manufacturier. Plus d’un tiers des exportations manufacturières brutes
    est imputable au secteur des services qui est, directement ou indirectement, à
    l’origine de plus de la moitié des exportations mondiales. De plus, le secteur
    manufacturier est fondamentalement tributaire de l’investissement, qui non
    seulement est le moteur de la croissance et de l’emploi d’aujourd’hui, mais en
    outre détermine la croissance et les niveaux de vie de demain.
  • Troisièmement,
    la Chine demeure une source de préoccupation, sachant que le déploiement
    d’instruments de politique monétaire, budgétaire et quasi‑budgétaire aura des
    effets sur l’activité qui sont incertains, mais que ces instruments pourraient
    en outre continuer d’alimenter la dette des sociétés non financières, laquelle
    atteint déjà un niveau record. Nous estimons qu’une diminution de 2 points
    de pourcentage de la croissance de la demande intérieure en Chine, qui se
    poursuivrait pendant deux ans et se conjuguerait à un regain d’incertitude,
    pourrait entraîner une baisse du PIB mondial de 1 ¾ pour cent la
    deuxième année.
  • Enfin,
    la dette du secteur privé s’accroît rapidement dans les grandes économies.
    L’encours mondial des obligations émises par des sociétés non financières a
    presque doublé, en termes réels, par comparaison avec 2008, ressortant à
    près de 13 000 milliards USD, et la qualité de la dette se
    détériore, notamment en raison d’une hausse de l’encours de prêts à effet de levier.
    Un nouvel épisode d’instabilité financière pourrait éclater.

À l’avenir, les
tensions commerciales auront un impact négatif sur les perspectives, non
seulement à court terme, mais également à moyen terme, et nécessiteront une
action urgente des pouvoirs publics pour redonner du souffle à la croissance.
Il y a encore moins de deux ans, l’économie mondiale connaissait une phase
d’expansion synchrone, mais les difficultés marquant actuellement les relations
commerciales et le système commercial multilatéral fondé sur des règles font à
présent sortir la croissance mondiale de ses rails en générant un surcroît
d’incertitude qui déprime l’investissement et les échanges. Le processus de
mondialisation de l’après‑Seconde Guerre mondiale, porté par des accords
multilatéraux qui ont permis une ouverture toujours plus grande aux échanges,
se voit remis en question.   

Dans ce contexte, nous
en appelons aux gouvernants pour qu’ils fassent jouer tous les leviers d’action
à leur disposition. Tout d’abord, il est impératif, à partir d’un diagnostic
commun sur les enjeux commerciaux et en tenant compte de l’interdépendance des
économies, avec des chaînes de production qui s’étendent par-delà les
frontières, de relancer des discussions multilatérales sur le commerce. Ensuite,
dans les pays où la demande est en berne, comme dans ceux de la zone euro par
exemple, les pouvoirs publics devraient non pas s’en remettre encore et
toujours à la politique monétaire, mais profiter de la faiblesse des taux pour
accompagner les réformes structurelles par des mesures de relance budgétaire
dans les pays dont la dette publique est relativement modeste. Une action
combinée de ce type peut remédier à l’atonie de la croissance, accroître sa
résilience et doper l’activité à long terme, de manière durable et bénéfique à
tous. Les priorités devraient être l’investissement dans les infrastructures,
en particulier numériques, les transports et les énergies vertes,
l’amélioration des compétences et, plus généralement, la mise en œuvre de politiques
en faveur de l’égalité des chances. Ainsi, dans la zone euro, associer des
réformes structurelles visant à rehausser la croissance de la productivité
de 0.2 point de pourcentage par an pendant cinq ans à des mesures de
relance budgétaire sur trois ans, équivalant à 0.5 % de PIB, dans les
pays peu endettés pour financer des investissements publics, aurait pour effet
non seulement de dynamiser la croissance à court terme, mais aussi de faire
progresser le PIB d’environ 1 point à plus long terme.

Des réformes sont
également nécessaires pour recueillir les fruits de la transformation numérique
et les partager entre tous. Dans le chapitre spécial de cette édition des Perspectives économiques, sont analysés
les changements induits par cette transformation numérique et les mesures
devant être prises pour que celle-ci se traduise par une croissance plus forte
et plus inclusive. Les technologies numériques influent sur la manière dont les
entreprises produisent des biens et des services, innovent et interagissent
avec d’autres entreprises et avec leurs salariés, les consommateurs et
l’administration. Ces technologies offrent un vaste potentiel d’amélioration de
la productivité dans les entreprises et, in
fine
, des niveaux de vie, mais ces gains sont, jusqu’à maintenant,
décevants. La productivité du travail a considérablement ralenti dans les pays
de l’OCDE au cours des dernières décennies et seule une poignée d’entreprises
« superstars » bénéficie aujourd’hui de la transformation numérique.
La faiblesse des gains de productivité explique la croissance timide des
salaires, cependant que les tâches répétitives exécutées par une main-d’œuvre
peu ou moyennement qualifiée sont de plus en plus automatisées. Ces évolutions
ont de profondes répercussions sur les niveaux de vie et l’inclusivité. 

Les pouvoirs publics
et les entreprises devront mettre en œuvre toute une série de mesures pour que
la transition numérique soit efficiente et inclusive. Mettre à profit cette
transition exigera d’opérer des changements dans les pratiques des entreprises,
l’organisation du travail et l’éventail des compétences, qui nécessiteront un
vaste redéploiement des ressources dans, et entre, les entreprises et les
secteurs. Ces changements peuvent prendre du temps et entraîner des coûts
d’ajustement transitoires dont peuvent pâtir les groupes vulnérables. Des
réformes s’imposeront donc dans divers domaines : l’éducation, pour
améliorer les compétences cognitives des individus ; la formation, pour
rehausser le niveau de compétences techniques et managériales ; l’accès des
entreprises à des solutions de financement, pour favoriser l’investissement,
notamment en fonds propres, dans des actifs incorporels et dans la R-D ;
l’évolution de la politique de la concurrence, pour adapter le cadre
réglementaire aux changements de modèle économique résultant de la
transformation numérique et assurer une affectation efficiente des ressources.
Si les pouvoirs publics et les entreprises prennent des mesures pour remédier
aux défaillances constatées, l’adoption des technologies numériques et les
gains générés par la transformation numérique pourraient bien, en définitive,
être à la hauteur de nos espérances.

Les incertitudes relatives aux échanges mondiaux et à l’action publique ayant érodé la confiance des entreprises et des ménages, certains risques qui pesaient sur la croissance mondiale se sont concrétisés au cours de l’année écoulée. La croissance devrait rester en berne sur fond de persistance des tensions commerciales conjuguée à une aggravation des inégalités. Les gouvernements peuvent, et doivent, agir ensemble pour rétablir une croissance qui soit durable et partagée entre tous.

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